N° 683-684 mars-avril 2021
Cf. aussi : [Samary Catherine] [Kosovo]
Catherine Samary*
Après sa victoire écrasante le 13 février aux législatives anticipées du Kosovo (1,8 million d’habitants, à 90 % albanais), le parti Vetëvendosje (VV, signifiant « Autodétermination ») a achevé le dimanche 4 avril la consolidation de ses pouvoirs institutionnels.
Remportant en février près de 50 % des suffrages, il a de loin détrôné tous les partis institutionnels issus des phases antérieures de la lutte d’indépendance : d’une part, ceux dont les dirigeants sont issus de l’ancienne guérilla de l’Armée de libération du Kosovo (UCK), notamment le Parti démocratique du Kosovo (PDK, 17,32 %) de l’ancien président Hashim Thaçi qui a démissionné en novembre 2020 en attente de son procès pour crimes de guerre. Mais aussi la Ligue démocratique du Kosovo (LDK, 13,18 %) de centre-droit, de feu le président et pacifiste Ibrahim Rugova (voir encart). Doté de 58 sièges au nouveau parlement (sur 120), Vetëvendosje (VV) a rallié un vote massif des Kosovars émigrés et des femmes. À ce jour, il contrôle toutes les institutions du pouvoir : la présidence du parlement lui est revenue de droit et son charismatique dirigeant Albin Kurti (42 ans) a formé son gouvernement le 22 mars. Mais il restait à contrôler la présidence du pays relevant d’une majorité qualifiée au parlement – alors que l’opposition boycottait ce suffrage. Car en cas d’échec au bout de trois scrutins, le pays aurait été renvoyé vers de nouvelles législatives. VV présentait comme candidate celle qui l’a aidé à remporter la victoire en se ralliant à sa campagne contre la corruption et en quittant son parti (LDK), la populaire juriste et féministe Vjosa Osmani (38 ans). Et au dernier tour de scrutin, ce 4 avril, Vjosa Osmani a été élue, soutenue par VV, les minorités ethniques et 3 députés de son ancien parti, la LDK.
Désormais, VV va devoir appliquer les grands axes de sa campagne électorale contre la corruption et pour des droits sociaux alors que la pandémie a fait près de 1 800 morts en aggravant les crises économique, sociale et sanitaire d’un des pays les plus pauvres du continent : le salaire moyen y est de quelque 500 euros et le taux de chômage pour les jeunes est de l’ordre de 50 %, ce qui les pousse massivement à émigrer en Suisse ou Allemagne.
L’ensemble est étroitement tributaire des incertitudes du statut international du Kosovo dont le parlement a voté l’indépendance en 2008.
La Serbie a dénoncé ce vote en s’appuyant sur le fait que le Kosovo n’était pas une république mais une province de Serbie dans l’ancienne Yougoslavie. De leur côté, les indépendantistes ont fait valoir (entre autres arguments) le statut de « quasi-république » acquis sous le règne de Tito dans la Constitution de 1973 – qui donnait au Kosovo les mêmes droits qu’aux républiques au sein de la présidence collégiale, et une autonomie de gestion indépendante de Belgrade. Mais ils soulignent aussi le caractère caduc de la résolution 1244 (qui voulait explicitement leur éviter un tête-à-tête avec Belgrade) après la fin de l’Union Serbie-Monténégro. Belgrade persiste au contraire à s’en réclamer (avec le soutien de la Russie au Conseil de sécurité de l’ONU) : elle prône une autonomie radicale du Kosovo au sein de la Serbie. Derrière les jeux de poker menteur, en vérité, dès l’époque des négociations de Rambouillet (1999) dont l’échec fut suivi par la guerre de l’OTAN, les dirigeants de Belgrade étaient déjà prêts à reconnaître aux Albanais une large autonomie pour qu’ils organisent et financent eux-mêmes les institutions et services publics (santé et école) « autonomes » du Kosovo ! Ce « débarracisme » s’accompagnait de discours de « souveraineté historique » dont l’enjeu réel concernait le nord du Kosovo : il s’agissait de contrôler la propriété des mines du complexe de Trepça (que les nazis voulaient eux aussi conserver entre leurs mains pendant le dépeçage de la Yougoslavie lors de la Seconde Guerre mondiale), associé aux communautés à majorité serbe et à de grands vestiges du patriarcat orthodoxe. Toutes les mesures monétaires, commerciales, politiques et répressives (y compris assassinats de dirigeants serbes indociles) venant de Belgrade depuis les années 2000 et dans le cadre des négociations avec Pristina visent le pouvoir sur cette partie nord du Kosovo.
En attendant, l’indépendance rejetée par Belgrade n’est pas reconnue par l’ONU (mais elle l’est par 93 de ses 193 membres). Elle n’est pas non plus officiellement reconnue par l’UE (bien que seuls 5 membres s’y opposent : Chypre, État espagnol, Grèce, Roumanie et Slovaquie). Par contre, l’UE a opté pour une démarche « pragmatique » (évitant de discuter « statut »), jouant sur la carotte de l’adhésion comme pression sur les dirigeants de Belgrade et de Pristina pour trouver des terrains d’entente. Dans cette optique, l’UE a explicitement intégré le Kosovo au « processus de stabilisation et d’association » qu’elle a noué avec les pays dits des « Balkans de l’Ouest » depuis la fin de la guerre de l’OTAN (et confirmé au conseil de Thessalonique de 2003). Les relations pacifiques entre voisins font partie de la « feuille de route », notamment dans l’optique de zone de libre-échange.
Il fut fondé pendant le protectorat, en 2004, succédant à un mouvement associatif (Kosovo Action Network) favorable à la démocratie directe. Il affichait alors un profil « ethno-nationaliste » et prônait l’union avec l’Albanie (non sans nostalgie pour la période d’Enver Hodja). II se présenta aux suffrages des Kosovars pour la première fois lors des législatives de 2010 où il remporta 12,7 % des voix. Avec 14 députés sur 120, il se hissait ainsi en troisième position sur la scène politique kosovare, devançant l’Alliance pour l’Avenir du Kosovo (AAK) de l’ancien Premier ministre Ramush Haradinaj. En 2014, le vice-président de VV remportait la mairie de Pristina, capitale du Kosovo. Cela marqua le début d’un ancrage décisif du parti dans une action de terrain, avec ses dimensions concrètes de gauche revendiquées.
Son discours devint plus social et dénonça systématiquement la corruption – sans épargner ceux qui avaient longtemps été intouchables parce qu’associés à la lutte de libération du pays. Ses actions spectaculaires et continues sur ce plan lui ont valu une popularité croissante. Il s’opposait aussi aux orientations qui prônaient des transferts de populations vers de nouvelles frontières ethniques comme condition d’une reconnaissance par Belgrade de l’indépendance du Kosovo.
Tout en refusant cette logique, VV évoluait vers une politique de souveraineté populaire démocratique répondant aux besoins concrets de la population du Kosovo, en s’adressant aussi aux diverses minorités, notamment serbes du Kosovo : la recherche d’entente avec eux a été privilégiée sur les « ententes » avec Belgrade. Et son intransigeance envers les anciens dirigeants de la lutte armée, poursuivis en justice, a sans doute crédibilisé le discours.
L’actuelle victoire électorale survient donc après plusieurs années d’ancrage local du parti grâce à ses succès aux municipales, notamment à Pristina ; mais aussi après une faible majorité aux législatives de 2019 qui permit à Albin Kurti d’accéder à des responsabilités gouvernementales dans le cadre d’une précaire alliance de VV avec la LDK de centre droit. Albin Kurti assuma la tête du gouvernement… pendant quelque 50 jours et non sans désillusion populaire face à la faiblesse des politiques sociales réalisées. C’est une motion de censure initiée par la LDK, qui l’a fait tomber en mars 2020. À l’arrière-plan : des actions spectaculaires menées par Kurti (lui valant une condamnation) sur les enjeux de frontières liées aux négociations secrètes de l’ancien président Thaçi avec Belgrade.
Les rapports de force marquant les nouvelles élections vont-ils permettre à VV une application plus autonome de son programme ?
VV a multiplié les promesses : dissoudre l’Agence de privatisation, créer un fonds souverain de gestion des entreprises publiques, assurer la gratuité des frais de scolarité pour les étudiants, des congés parentaux et des services de protection sociale notamment pour les mères célibataires et les personnes âgées. Il a rallié un vote massif de la diaspora (un tiers de la population, qui rapporte 60 % du budget du pays) et des femmes (61 % contre 47 % des hommes) notamment grâce à l’implication de Vjosa Osmani, devenue depuis la nouvelle présidente. Albin Kurti déclare, avec elle, vouloir « en finir avec l’ancien régime », c’est-à-dire ce qu’il désigne comme « l’establishment » des partis institutionnels. Il promet de répondre à des exigences sociales prioritaires, dont celle d’avoir vacciné la majeure partie de la population d’ici un an. La distribution généreuse de vaccins par la Serbie à ses voisins balkaniques dans la phase récente sera-t-elle un instrument du « dialogue » avec Pristina ?
Albin Kurti s’est déclaré favorable à une intégration du Kosovo avec l’ensemble des Balkans de l’Ouest, en bloc, dans l’UE. Mais c’est une logique aux antipodes des orientations pratiques de l’UE. Son alliance avec la nouvelle présidente Vjosa Osmani marque au moins un triple changement majeur de la scène politique : la montée des femmes (outre la présidente, et la participation au scrutin, un tiers des parlementaires), un changement de génération avec un duo de dirigeants tournant autour de la quarantaine et la fin du règne « des commandants ». Mais trois questions représentent des épreuves tout aussi majeures à venir.
D’une part, quel sera fonctionnement interne de VV ? Il y a eu, dans la période récente notamment, des conflits d’orientation rendus opaques par les conflits de personnes. Cet enjeu a provoqué en 2018 une « autodestruction du parti » faute de modalités démocratiques d’expression des désaccords, notamment à l’égard du principal dirigeant, Arbin Kurti. Et les modalités de fonctionnement internes d’un parti au pouvoir ont généralement des conséquences rapidement visibles également sur ses rapports avec ses alliés et avec la « société civile » qui l’a élu.
D’autre part, les promesses sociales seront-elles appliquées et avec quels moyens – compte tenu des rapports de dépendance internationale du Kosovo avec l’UE et les États-Unis – et donc aussi, son « statut » incertain ?
Enfin, et associé à cet enjeu, de quelle façon VV défendra-t-il la « souveraineté » du Kosovo, notamment au plan des droits sociaux ? Ce qui soulève des questions politiques et socio-économiques à différentes échelles territoriales articulées.
Les anciens travailleurs des mines de Trepça, Albanais ou Serbes, sont sans syndicats aptes à défendre leurs droits. Les mineurs de l’Albanie voisine « à la dérive » après trente ans de privatisations, ont été confrontés au même constat et s’efforcent d’y répondre en auto-organisant un nouveau syndicat (1). Mais au-delà du syndicalisme, qui étaient et qui sont les « propriétaires légitimes » de ces « biens communs » ? Le caractère non seulement illégitime mais illégal – au vu des anciennes Constitutions – des privatisations post 1989 dans les anciens pays se réclamant du socialisme reste un angle mort dans les bilans de cette phase, ressurgissant dans bien des conflits. Au « libre-échange » compétitif prôné par l’UE pourraient être opposées bien des logiques alternatives de « mise en commun » de ressources et de droits.
VV a promis une remise en cause des privatisations, mais comment ?
Catherine Samary, économiste et spécialiste de l’ex-Yougoslavie, est membre du Comité international de la IVe Internationale. Elle a publié, notamment, le Marché contre l’autogestion, l’expérience yougoslave (Publisud/La Brèche, 1988), la Fragmentation de la Yougoslavie (IIRE d’Amsterdam, Cahiers d’Études et de Recherches n° 19/20, 1992), la Déchirure yougoslave, questions pour l’Europe (l’Harmattan, 1992), les Conflits yougoslaves de A à Z (avec Jean-Arnault Dérens, éditions de l’Atelier, 2000), Yougoslavie : de la décomposition aux enjeux européens, (éditions du Cygne, 2008), D’un communisme décolonial à la démocratie des communs (éditions du Croquant, 2017). Voir également ses articles sur l’ex-Yougoslavie : http://csamary.fr. Cet article a été d’abord publié le 17 avril 2021 par la revue Viento Sur : https://vientosur.info/un-cambio-historico/
1. Cf. J.-A. Dérens et L. Geslin, « L’Albanie, “bon élève” à la dérive », https://www.monde-diplomatique.fr/2020/09/DERENS/62153